LE DESORDRE

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PRISONNIERES & PRISONNIERS POLITIQUES, LUTTES, GEORGES IBRAHIM ABDALLAH, جورج ابراهيم عبدالله


Interview de Joëlle Aubron, militante d'Action directe - Ekaitza et Gara - Août 2004

Publié par LE DESORDRE sur 13 Juin 2009, 08:38am

Catégories : #Action directe

INTERVIEW DE JOËLLE AUBRON, MILITANTE D'ACTION DIRECTE
EN " SUSPENSION DE PEINE POUR RAISONS DE SANTE "
" Il faut choisir : se reposer ou être libre "
(citation de grec ancien)

Interview réalisé par Ekaitza et Gara

source : http://ekaitza.free.fr/939/joelleaubron.html

 

1. Vous avez été libérée il y a quelques semaines, le 16 juin exactement, pour " raison de santé ". La première question, obligée : comment allez-vous ?
Je vais bien. Les rapports des experts sont pessimistes. Mais, pour heure, j'ai seulement un contrôle médical important prévu début septembre. Nous verrons ce qu'il donne. En attendant, pas de souci. Optimiste par nature, je n'anticipe pas le pire.


2. Estimez-vous avoir reçu l'attention médicale adéquate et ce dans des délais corrects ?
A partir du moment où je fus hospitalisée " au Centre hospitalier universitaire (CHU) de Lille, les soins médicaux proprement dits furent corrects, aussi bien en eux-mêmes qu'en matière de délais. Dans la période qui précède, les petits symptômes d'alerte donnèrent lieu à la programmation d'examens mais, comme à l'extérieur, ce type d'examens demande des délais et l'extension de l'œdème autour de la métastase alla plus vite que les dates programmées. Sachant que les prisonnières et prisonniers sont soumis à des soins déficients (prise en compte la pathologie, suivi médical aléatoire, non-respect des rendez-vous médicaux pris à l'extérieur de la détention, etc.), mon cas est atypique.
Pour les conditions de cette hospitalisation, c'est une autre histoire. La condition de prisonnière étiquetée " terroriste " est risquée. Pendant les huit premiers jours, je fus coincée dans un interstice entre administrations, sans aucune possibilité de rassurer mes proches. Le 7 mars, j'avais un parloir avec une amie. Je savais l'alerte donnée et j'anticipais, à juste titre, le black-out où mes amis étaient plongés. Ils savaient seulement que j'étais hospitalisée ; tout autre détail était considéré comme attentatoire à la sécurité. Lors de cette hospitalisation, je fus menottée au lit la plupart du temps, 24 heures sur 24, jusqu'à l'opération du 16 mars. Puis, je dépendis du comportement de l'équipe de garde - très instructif en matière de variations quant à ce que ces individus considèrent comme humain. C'est seulement le 30 mars que je réussis à faire comprendre aux médecins l'intérêt d'une injonction thérapeutique pour mettre fin à cette absurdité : j'avais de nouveau des injections contre les phlébites parce que les menottes m'empêchaient à rester allongée. Suite à cette injonction, le préfet fit lever la consigne.
Au 1er avril, la nomination d'un nouveau préfet du Nord-Pas-de-Calais, Roger Marion(1), vint rajouter une louche de pression. Les permis de visite, strictement réservés à ma famille, et leur faisant donc porter tout le poids de ces autorisations d'une demi-heure à des centaines de kilomètres de leurs domiciles respectifs, furent mis en cause. Régulièrement, tombèrent les consignes visant à contrer le moindre relâchement. Les experts sont au mieux hypocrites, quand, dans un diagnostic, ils prétendent énoncer un pronostic vital engagé compatible avec la détention, hors hospitalisation. Mes tentatives de leur faire comprendre cette réalité se heurtèrent au même mur que mes efforts vis-à-vis du corps médical pour contrer le black-out.
C'est ainsi un autre désavantage de cette étiquette et de la pression qu'elle exerce : le corps médical, au mieux dépassé, n'intervient pas face à l'autorité. Jean-Marc [Rouillan, NdE] le notait dans une chronique pour un mensuel militant, rendant compte à l'hôpital pénitentiaire de Lyon : le personnel médical s'absente de nos gardes rapprochées. J'ai vu des internes s'adresser à " mes " flics pour leur donner les prochains rendez-vous !3. Quand avez-vous fait la demande de mise en liberté ?
Je précise : ce n'a jamais été une demande de mise en liberté et je suis pas libérée. Ma peine est " suspendue ". Une telle loi existe également dans l'Etat espagnol et je sais que récemment, un militant basque a failli retourner en prison parce que l'Etat voulait faire jouer une amélioration de son état de santé. Ma demande de suspension fut faite le 13 avril 2004. Néanmoins, s'il y eut des tergiversations, j'ai pu mesurer à vif, en dix-sept ans, combien la répression judiciaire et carcérale peut aller loin. Dans l'actualité, je pense à Alain Solé, militant breton, incarcéré depuis 1999, diabétique devenu insulino-dépendant en prison et ayant subi trois pontages coronariens, qui attend le résultat d'un appel du procureur(2) pour bénéficier ou non, d'une libération conditionnelle médicale, après de nombreux et scandaleux refus de mise en liberté provisoire. Je pense tout autant à Oihane qui demandait à ne plus être seule en cellule pour passer une période difficile, et acculée au suicide par la tranquille brutalité sécuritaire.


4. Vous avez été la première à qui l'on a appliqué la loi Kouchner mais il y a d'autres prisonniers d'Action directe qui sont, eux aussi, atteints de graves maladies. Pour autant, leur mise en liberté a été refusée. Croyez-vous qu'il y a une raison valable pour cela ? Craignez-vous pour leur intégrité physique et morale ?
En fait de camarades dont une suspension de peine a été refusée, seule Nathalie [Ménigon] est concernée. A Fresnes, où Jean-Marc avait été hospitalisé, des examens ont finalement conclu qu'il ne s'agissait pas d'un cancer [du poumon, NdE]. D'autres examens sont encore programmés. En fonction de leurs résultats, Jean-Marc décidera d'engager ou non une telle procédure.
Régis [Schleicher, NdE] est en excellente santé et il a notre recommandation express de le rester. Georges [Cipriani, NdE], lui, ne relève pas de l'application de cette loi. Il a eu de graves problèmes psychiques mais, justement, la loi stipule que sont exclus de son bénéfice les prisonniers atteints de telles pathologies. De plus, depuis 2001, Georges n'est plus dans la situation d'abandon où l'avait placé l'Administration pénitentiaire.
Suite à la grève de la faim où Jean-Marc et moi exigions des soins pour Nathalie et lui, il fut placé dans une Unité pour malades difficiles (UMD). Au-delà de la psychiatrisation d'un tel placement, sa situation y fut médicalement prise en compte. Moins absorbé par ses constructions délirantes, il reprît contact avec nous. Les descriptions faisant de Georges un être ayant définitivement sombré dans la folie m'agacent. Face à la souffrance de l'isolement, il fît de la folie son " arme " et se blinda dans des constructions. Depuis décembre 2002, il est revenu à la maison centrale d'Ensisheim. Comme pour nous tous, l'objectif est celui de la libération.
Nathalie fera, elle, une nouvelle demande en septembre. Il s'agit qu'il lui soit reconnu l'" état de santé durablement incompatible avec la détention " que vise également le texte de la loi et dont l'application, jusque-là, est réservée à un Le Floch-Prigent. Son premier accident vasculaire-cérébral date de 1996. Entre-temps, elle en a eu, au moins, un second. Il n'y a pas d'explication médicale, à proprement parler, à ces accidents. Elle souffre de fortes migraines, elle se déplace difficilement et est régulièrement confrontée à des périodes où son état de santé se détériore. Son intégrité physique est gravement mise en danger.
Si l'on doit en tirer une morale, je ne crains pas plus pour la sienne que pour celle de mes autres camarades. Et cela fait certainement partie des raisons de l'Etat de ne pas lui donner les moyens de se soigner correctement. Nous tenons bon sur notre engagement collectif et nous sommes une mémoire dans la lutte de notre camp.


5. Dans un pays " démocratique ", et encore moins dans le " pays des droits de l'homme ", tel que l'on nomme la France, l'existence de prisonniers politiques n'est pas reconnue. Pourtant, il est évident qu'il y en a. D'après votre expérience, subissent-ils un traitement spécial ? Y a-t-il aussi des détenus de droit commun qui sont l'objet de ce traitement spécial ?
Il y a, bien sûr, des prisonniers de droit commun qui subissent, eux aussi, l'isolement, qui sont soumis à des conditions drastiques dans la réception du courrier, dans l'attribution des permis de visite, etc. Bref, sur tous les points où l'arbitraire carcéral peut s'exercer.
Mais, pour ces prisonniers politiques, à cet arbitraire s 'ajoute une dépendance aux centres de commande, des directions régionales de l'Administration pénitentiaire jusqu'au ministère lui-même. Facilement, les directions locales vous renvoient à un "Ça vient d'en haut ". Lorsque Nathalie et moi arrivions dans un établissement, la hiérarchie commençait par un " Vous êtes des prisonnières comme les autres, sauf que... ", et la liste des interdictions commençait. Néanmoins, après quelque temps, et donc des confrontations, la même hiérarchie optait pour l'aveu et mettait en avant son obligations à appliquer des consignes des instances supérieures.


6. On dit que l'Etat s'est particulièrement acharné sur vous en vous appliquant durant toutes ces années un régime ultra-dur. En a-t-il été ainsi ?
Notre régime de détention fut effectivement dur. Cependant, dans le monde, des camarades sont confrontés à des régimes tellement pires qu'il y aurait de l'indécence à qualifier le nôtre d'" ultra-dur ".
Ceci dit, durant les premières années de nos incarcérations, il y eu très clairement une volonté de destruction. Cela se voit mieux encore avec le régime qui nous fut appliqué à Nathalie et à moi. Non que notre régime ait été plus dur en lui-même que celui de nos camarades masculins mais parce que l'Etat a organisé autour de nous deux un régime qui n'avait jamais été mis en place pour des femmes. Notre présence a développé la créativité étatique. Vieux constat : elle est coercitive.
Cette volonté de destruction est inséparable des procès. Le rêve de l'Etat fut la comparution de l'un d'entre nous dissocié, voire repenti. Le dernier procès où Régis est concerné avait eu lieu en 1988. En 1994, se tint le dernier procès où nous comparaissions tous les quatre.
Un autre élément est la démonstration de puissance : voilà ce qu'il arrive lorsque l'on combat le pouvoir ! Au milieu des années 1990, il s'allie à la routine sécuritaire. Le lent grignotage des outils de la répression carcérale à forte dose est censé produire ses effets. A ce moment-là, dans le contexte de l'Etat français, mais aussi sur un plan international, nos adversaires estiment avoir liquidé notre hypothèse de la lutte armée anticapitaliste et anti-impérialiste. Ici, nous paraissons définitivement enterrés sous les années de prison.
Sur vingt ans pour Régis et dix-sept pour nous quatre, cela donne, en bref : isolement total, isolement partiel, limitation sévère des permis de visite, accès restrictif aux activités, vols réguliers de la correspondance. Aujourd'hui encore, deux de mes camarades sont en quartiers d'isolement, Régis à Clairvaux, Jean-Marc à Fresnes.


7. Pendant ce temps, il y eu très peu de nouvelles sur vous et sur votre situation. Croyez-vous qu'il s'agisse d'un mutisme voulu ? Mis à part d'éventuelles responsabilités des institutions étatiques, à votre avis, les médias, les organismes de droits de l'homme ont-ils, eux aussi, joué le jeu d'ignorer ce qui se passait autour de vous ?
En ce qui concerne les médias bourgeois, la réponse est clairement : oui. C'est quelque chose que vous connaissez très bien dans les médias espagnols quant à la lutte de la gauche indépendantiste : un seul point de vue est autorisé. Il peut y avoir des nuances dans ce point de vue unique mais le cadre idéologique est strictement limité. La retranscription de nos procès fut sur ce point caricaturale. Du procès contre nous pour l'exécution de Georges Besse par le commando Pierre-Overney, j'ai gardé le sentiment que nous aurions pu danser une farandole dans le box ; cela n'aurait rien changé. Certes, nos condamnations étaient programmées mais, surtout, les articles de presse exprimèrent à quel point les journalistes ne pouvaient rien voir et entendre de ce qui se passait effectivement dans la salle.
Ce déchaînement haineux qui m'épate encore lorsque je relis le dossier de presse, a forcément influé sur les associations de droits de l'homme. Au mieux, Action directe, et donc les prisonniers d'AD, étaient un sujet tabou. A cela venait s'ajouter les comptes que voulait nous faire payer la bonne " gauche ". Pour celle-ci, et donc pour de nombreux défenseurs des droits de l'homme, la politique d'AD avait jeté quelques pavés dans la mare où barbotaient les canards socialdémocrates. C'était impardonnable.
Pendant des années, AD a servi a tous les ressentiments. Ce rôle nous fut imparti très loin dans les organisations et secteurs qui se réclament de l'anticapitalisme et de l'anti-impérialisme. Ces secteurs firent de nous un bouc émissaire de leurs propres échecs. C'était tellement plus facile et tellement plus confortable que de faire face à sa peur devant la répression et la quasi-terreur idéologique. Pour mes camarades toujours incarcérés et pour bien d'autres encore, j'espère que cette phase-là de digestion de la défaite n'est plus de mise.


8. Pensez-vous que les organisations et les gens de gauche ont une part de responsabilité, qu'ils ont sciemment " regardé ailleurs " ? Auriez-vous de l'amertume envers certains ?
Puisque j'ai déjà commencé à répondre à cette question, je vais me concentrer sur l'amertume. La réponse est non. De la socialdémocratie, je n'attendais rien. Donc... Avec les autres, cela peut relever d'âpres discussions politiques mais l'amertume ne m'y servirait à rien. Je me souviens. Néanmoins, si nous voulons avancer, et ainsi faire progresser le combat des libérations, nous n'avons rien à faire de l'aigreur.


9. A votre sortie de prison, vous avez déclaré que vous alliez vous battre, d'abord contre votre maladie et, ensuite, pour obtenir la libération de vos camarades. On savait déjà que vous étiez une battante... Pourtant, il y en a qui pense que cela ne vaut pas le coup, que la société actuelle est comme ça, et qu'on ne peut changer l'état des choses...
Comment faire passer le message qu'une des beautés de la vie est la créativité des hommes et des femmes se libérant et qu'un état des choses existant n'a rien de définitif ? Si j'avais la réponse à cette question, je n'aurais pas fait dix-sept ans de prison pour avoir essayé une des possibilités de changer la donne.
Je suis certaine d'une chose : cela en vaut la peine. Je ne vais pas énumérer ici les innombrables raisons qu'il y a à ne pas vouloir de ces sociétés fondées sur l'exploitation et l'oppression. Les raisons pour s'en libérer sont plus nombreuses encore. Je fais partie d'une histoire commencée bien avant celle d'AD, celle de la lutte des classes, celle de l'engagement pour libérer les exploités. Dans cette histoire, il y a eu des défaites et des reculs. Les exploités et les opprimés surent repartir à l'assaut du ciel. C'est une composante du discours de l'idéologie dominante que de faire croire à l'éternité de son pouvoir. Hitler n'avait-il pas promis un Reich de mille ans ?
Ainsi, de mon point de vue, ceux qui voient la société actuelle comme une fatalité adoptent, volontairement ou non, ce discours. Entre la période où je me suis politisée à la fin des années 1970 et aujourd'hui, il y eu, certes et entre autres, le rouleau compresseur de l'offensive bourgeoise face à laquelle nous et de nombreux autres avons été défaits. Néanmoins, comparées au début des années 1990, je trouve ces dernières années plus ouvertes. La décomposition idéologique, à la fois cause et effet de la défaite, est certes toujours à l'œuvre mais les besoins et les désirs de contrer les dégâts de cet ordre du Capital et ses horreurs impérialistes se font exigeants.
Nous serions ainsi sortis de ce fond du trou où l'existence d'exploités était niée au point de les transformer en pures victimes. Juste bonnes pour la charité, elles y perdraient leur qualité de sujet agissant. Le discours dominant continue, dans son ronron, à les présenter de ce point de vue. Il est de plus en plus flagrant comme tel, les yeux s'ouvrent et ce discours est de plus en plus celui du seul pouvoir. Tandis que sa brutalité éclate en guerres, pressurisation des travailleuses et travailleurs, dégâts sur l'environnement et autres destructions dévastatrices. Moins que jamais, ce n'est le moment de lâcher l'affaire. Nos ennemis ont " seulement " l'avantage de la raison du plus fort.
De notre côté, nous avons encore beaucoup de choses à reconstruire et à élaborer de nouveau. Aucune raison d'en avoir peur. Le rêve d'une société libérée des rapports de production capitalistes, de leur violence et de leur destructivité pour l'humanité est inscrit dans le quotidien de ces mêmes rapports, à la fois sous la forme de la nécessité de leur dépassement et contre les régressions dont ils sont porteurs.
Bien sûr, vous répondant aujourd'hui, c'est encore à partir de mon analyse de prisonnière. Je ne suis pas dehors depuis assez longtemps pour évaluer ce que valent dans la réalité des impressions de lecture. Je m'en tiens néanmoins à Gramsci, dirigeant communiste longuement emprisonné par le fascisme italien. Il disait la nécessité de maintenir l'équilibre entre le pessimisme de la raison et l'optimisme de la volonté.


10. Comment avec-vous vécu la désagrégation du bloc communiste ?
Plutôt bien. Plus exactement, au niveau du rapport de forces géostratégique, un " contrepoids " à l'hégémonie US et aux impérialismes affiliés disparaissait et cela laissait un inquiétant champ libre.
D'un point de vue politique, c'était plus positif. Notre défaite n'est pas liée à cette désintégration. Cela faisait un moment déjà que la " patrie des travailleurs " avait cessé de constituer une alternative à l'ordre du Capital. Notre effort consistait précisément à revalider une alternative, et donc une conscience politique et internationale, capable de défier l'offensive bourgeoise. Le " socialisme réellement existant " avait vécu et sa disparition posait clairement la question du renouvellement des partis persévérant pour un avenir humain.
De fait, aujourd'hui, j'évalue avoir été trop optimiste. Pour autant que l'utopie soit une tendance du réel, elle a besoin de temps pour se reconstituer. Et j'en reviens donc à ce que je disais auparavant.


11. Comment expliqueriez-vous à un jeune qui était à peine né à l'époque à laquelle vous avez milité, les raisons qui vous ont poussée à choisir la lutte armée ?
Au début, je dirais qu'il y a l'époque. Ce n'est pas exactement celle de 68. Entre ces années-là et la fin des années 1970, il y a en Europe, mais aussi sur le continent américain, Etats-Unis compris, une approche de l'usage de la violence révolutionnaire dont la mémoire est soigneusement occultée aujourd'hui. Dans l'Etat français même, il y a des centaines d'actions. Des actions sont menées contre des tortionnaires sud-américains recyclés dans les ambassades, d'autres contre les intérêts du Capital et leurs défenseurs. C'est une période faite d'explosions contre le développement du nucléaire, du travail intérimaire, de résistance à la surveillance informatique, au système carcéral.
Dans le contexte français, c'est aussi le repli vers ce que je pourrais qualifier de socialdémocratisation rampante de nombre des organisations de l'ex -" nouvelle gauche " issues de 1968. Le choix de la lutte armée est celui de la rupture et du renouvellement, justement dans cette période où l'offensive de la bourgeoisie prend ses marques. Dans cette phase, la lutte armée est un outil stratégique.
Ce n'est pas du tout une décision de dernier recours. Il y a une conscience que la bataille sera rude mais que le camp qui est le nôtre peut reprendre l'offensive. La suite dira que ce n'était pas le cas mais, à ce moment-là, c'était possible. Et les " ex " qui regardent le passé au vu de son résultat aujourd'hui adoptent le point de vue du vainqueur.
Dans l'usage de la violence révolutionnaire, il y a deux éléments essentiels :
_ Cet usage ne sera jamais qu'un effet boomerang à petite échelle face à la violence du système. Il ne s'agit d'ailleurs pas de lui rendre les coups à la hauteur des siens ; l'objet est celui de la conscience. Nous pouvons à la fois leur faire mal et suspendre le droit du plus fort dans le même temps où ce moment crée des possibles pour les assujettis à cette violence systémique.
_ Il est intrinsèquement lié au contexte politique et idéologique de son agir. C'est ce contexte qui permet à la lutte armée de développer son potentiel.


12. Après dix-sept ans d'incarcération, comment voyez-vous l'avenir au niveau politique et social, tant en France qu'en Europe, voire dans le monde ?
J'ai le sentiment d'avoir en partie répondu à cette question. Pour les militantes et militants révolutionnaires, c'est une époque difficile parce qu'il faut tenir bon alors que nous ne cessons d'encaisser des coups. L'usage de la violence révolutionnaire est, dans l'immédiat, bouleversé par les situations de guerre qui frappent les capitales occidentales. La représentation des têtes pensantes de l'équipe Bush, selon laquelle le problème principal serait une guerre de civilisation, semble gagner du terrain.
Mais j'en reviens à Gramsci. S'il y a des raisons d'être pessimiste, sombrer dans l'idée qu'il n'y a rien à faire serait une insulte aussi bien à l'intelligence humaine qu'à celles et ceux qui persévèrent à faire que les choses changent.
Dans mes raisons de me dire communiste, il y a cette définition de Marx qui donnait le communisme comme mouvement réel pour abolir l'ordre des choses existant.


13. Croyez-vous au renouveau de la gauche ?
Nombre de nos schémas de la gauche révolutionnaire se sont révélés insuffisants. Pour autant, les exigences de libération sociales et politiques rendent sa viabilité à ce projet. Je ne crois pas qu'il s'agit de croire à un renouveau de la gauche anticapitaliste et anti-impérialiste. Seulement d'y œuvrer.


14. Avez-vous rencontré d'autres prisonniers politiques pendant votre réclusion ? Quelle a été votre relation avec les prisonnières basques ?
J'ai bien sûr rencontré des militants lors d'extractions judiciaires mais j'ai surtout eu des contact avec les prisonnières, dont beaucoup de Basques. Du fait de nos conditions de détention, c'est seulement en 1996 que nous avons pu développer des relations avec les prisonnières politiques. Ces rencontres font partie de mes beaux souvenirs. Il y eut des actions communes de solidarité et l'évoquer me donne l'occasion de dire l'affichage dans le cour de Bapaume effectué par Agurtzane et Nathalie pour dénoncer la mort d'Oihane. Et il y eut les relations affectives, les échanges, les partages de tristesse et de joie avec chacune d'entre elles et avec toutes. Celles qui ont été libérées depuis m'ont appelée au téléphone. Ce fut génial. D'autres sont encore incarcérées dans les Etats français et espagnol. Elles savent que je pense à elles et combien leurs existences me tiennent chaud au cœur.

 

août 2004


 

(1) Roger Marion est ancien directeur des Renseignements généraux, responsable de la " lutte antiterroriste " à l'époque des arrestations de la plupart des militants d'Action directe (NdE).
(2) Alain Solé a, depuis, été placé en liberté conditionnelle (NdE).

 

Repris le 13 juin 2009 sur http://ledesordre.over-blog.com

 

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